Le 12e siècle

Publié le par Hacik

Diversité et contestation

Le christianisme se développe en tous sens. Les nouveaux ordres monastiques prolifèrent, la scolastique fait ses premiers pas et le droit canon est unifié. La papauté prend de l’ascendant sur le pouvoir temporel. Mais des hommes se lèvent pour contester la richesse et la puissance de l’Eglise, qui réagit mal.

«Quelle diversité en effet! Que de chemin parcouru depuis l’effort carolingien pour tout ramener à l’uniformité!» A l’instar de l’historien Jacques Le Goff, celui qui s’aventure sur les chemins du XIIe siècle chrétien ne peut que s’émerveiller devant le feu d’artifice spirituel, intellectuel et artistique qui s’offre à son regard. Chaque pas amène une nouvelle surprise et tant de richesses menacent d’étourdir le voyageur. C’est qu’en entrant dans cette période, il pénètre de plain-pied dans un des plus beaux siècles du Moyen Age, qui trouvera son pendant dans le XIIIe.

Pourtant, à l’horizon, quelques nuages apparaissent déjà, annonciateurs de violents orages. Toujours plus sûre d’elle, appuyée sur une papauté dont le pouvoir temporel fait plier les genoux des princes et des rois, l’Eglise manifeste intolérance et violence à l’égard de ceux qui n’acceptent pas sa vérité. L’Inquisition, une des pages les plus noires du christianisme, se trouve en germe dans le XIIe siècle et en amoindrit l’éclat.

«Pourquoi tant de nouveautés dans l’Eglise de Dieu? Pourquoi tant d’ordines surgissent en son sein? Qui ne s’étonnerait de tant d’espèces de moines?» Cette exclamation d’un chanoine de Prémontré résonne comme la lamentation d’un homme perdu au milieu de tant de profusion. Dans la première moitié du XIIe siècle, l’expansion des ordres monastiques est en effet spectaculaire. Marqué par un retour à la simplicité, un tel développement répond à des besoins spirituels accrus. Face aux splendeurs de Cluny, face à une Eglise toujours plus riche et plus puissante, certains veulent retrouver la lettre de l’Evangile et «nus, suivre le Christ nu».

Les cisterciens sont à cet égard le fleuron de ce mouvement de réforme. Ils optent pour une application stricte de la Règle de saint Benoît et élaguent tout ce qu’elle ne préconise pas expressément. Le vêtement devient très simple, la nourriture s’allège, certains objets disparaissent, de même que de nombreux offices mineurs et exercices liturgiques, et le travail manuel est obligatoire. Au XIIe siècle, les cisterciens sont servis par une forte personnalité et l’un des hommes les plus remarquables de son temps: Bernard, ancien moine de Cîteaux, fondateur de l’abbaye de Clairvaux en 1115, et célèbre prédicateur de la deuxième croisade à Vézelay en 1146.

Les cisterciens, qui épousaient si exactement les contours spirituels de l’époque, ne pouvaient manquer de susciter des vocations. Les chanoines de Prémontré calquent leur ordre, fondé par saint Norbert en 1119, sur celui de Bernard de Clairvaux. Ils rencontreront un succès spectaculaire en Europe centrale, en Hollande septentrionale et en Allemagne. Les chanoines réguliers et séculiers se donnent la Règle de saint Augustin et vivent ensemble dans des collégiales. Le XIIe siècle voit naître également les ordres «militaires»: celui du Temple et celui de l’Hôpital de Saint-Jean, créés pour le service des pèlerins et des croisés qui se rendent en Terre sainte. Ils sont régis par une règle monastique.

Une telle abondance d’ordres et le prestige qui les entourait ne pouvaient qu’aboutir à une monachisation de l’Eglise, voire de la société. Au XIe et au début du XIIe siècle, le chrétien idéal est encore le moine, qui fuit le monde corrupteur. Mais à la fin du XIIe siècle, «la marée constante du monachisme avait atteint l’étale», écrit l’historien David Knowles*. Au XIIIe siècle, les ordres cessèrent de façonner la piété et de représenter l’idéal religieux le plus élevé.

La diversité chrétienne se manifeste aussi dans la pensée, où les premiers balbutiements de la scolastique se font entendre. L’époque a produit sinon de grands théologiens, du moins des jongleurs expérimentés de la dialectique qui commence à déployer ses armes redoutables, et dont saint Thomas d’Aquin se servira magistralement au siècle suivant. L’enseignement sort des monastères et des écoles épiscopales pour gagner peu à peu la place publique. Des écoles indépendantes se créent, qui deviendront des universités au XIIIe siècle. Des maîtres laïcs commencent à donner des enseignements.

Ainsi Abélard, qui fut le premier à systématiser rationnellement la doctrine chrétienne, constituée jusque-là de différentes strates superposées – évangiles, textes des Pères de l’Eglise, décisions conciliaires – sans vraies relations entre elles. Il fut condamné à plusieurs reprises pour sa liberté de pensée, notamment par saint Bernard de Clairvaux qui se méfiait de toute nouveauté en matière de théologie. Une génération avant Abélard, Anselme avait été un des précurseurs de la scolastique. Sa preuve de l’existence de Dieu, fondée sur la dialectique, est restée célèbre.

Signalons encore Pierre Lombard, dont les quatre livres des Sentences allaient devenir le manuel par excellence des bacheliers. Les Sentences de Lombard présentaient la foi et l’économie chrétienne de la Création jusqu’au Jugement dernier avec l’appui des textes bibliques, patristiques et conciliaires, accompagnés d’un jugement personnel. Pendant cinq siècles, les étudiants en théologie durent commenter les Sentences.

Autre domaine intellectuel qui fit un bond de géant au XIIe siècle: le droit canon. Avant que Gratien, un moine de l’ordre des camaldules, n’y mette bon ordre vers 1140, celui-ci se présentait comme un recueil de nombreux textes de nature différente et parfois contradictoires. Gratien réussit à faire de cet amas épars une compilation scolastique organisée, appelée le Decretum, qui devint un des instruments favoris du pape Alexandre III (1159-1181) pour gouverner l’Eglise et appliquer la politique pontificale. Il resta en vigueur jusqu’en 1917.

Le XIIe siècle voit en effet la papauté s’affirmer, et la réforme grégorienne se poursuivre. La querelle des investitures continue à empoisonner les relations entre pouvoirs temporel et spirituel, et ne trouvera un semblant d’épilogue qu’en 1122 avec le concordat de Worms, un compromis boiteux qui ne sera pas vraiment appliqué. L’Eglise recouvrait la liberté de nommer clercs et évêques, mais l’investiture devait être confirmée par le pouvoir temporel. Les conflits entre le pape et l’empereur se réveilleront épisodiquement. Temporairement, le pape réussira même à établir sa souveraineté sur le monde temporel. Ainsi, Frédéric Barberousse fera acte de soumission au pape Alexandre III en 1177. Mais c’est avec Innocent III (1198-1216) que la papauté atteindra le sommet de sa puissance.

Trop intéressée au gouvernement temporel, la papauté s’éloigne des préoccupations spirituelles et s’enlise dans le monde et ses aléas, notamment les échecs retentissants que représentent les croisades. Une irritation croissante à l’égard de la hiérarchie et de ses fastes se fait jour. Elle provient pour l’essentiel des laïcs, qui commencent à jouer un rôle croissant dans la société. Un des mouvements les plus connus est celui que lance un dénommé Valdès vers 1173. Ce riche marchand abandonne tous ses biens pour prêcher la pauvreté. La communauté qui partage ses idées – les vaudois – lit des passages de la Bible en langue vulgaire, considère l’Ecriture comme l’autorité suprême et conteste ouvertement la richesse de l’Eglise.

Celle-ci s’en inquiète et rejette les vaudois du côté de l’hérésie. Dès lors, ces derniers nieront la nécessité de l’institution. Cette communauté, qui rejoindra la Réforme en 1532, a survécu à plusieurs persécutions et subsisté jusqu’à nos jours. Elle vit actuellement essentiellement dans le Piémont.

Une autre hérésie inquiète l’Eglise: celle des cathares, répandus dans le Languedoc et en Italie du Nord. Ils nient l’Incarnation, condamnent le mariage, professent une vision manichéenne du monde et exigent le retour de l’Eglise à la pauvreté. Comme l’unité
de la foi est la base indispensable de la société, l’Eglise en viendra à adopter au XIIIe siècle une législation où la peine de mort par le feu apparaîtra comme la meilleure solution au problème. Cette législation instituera les tribunaux de l’Inquisition qui dépendront directement de l’Eglise.

Par Patricia Briel, www.letemps.ch

Dates jalon

* David Knowles, Nouvelle Histoire de l’Eglise, Seuil, 1968

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